20 octobre 2019
victor Hugo au mont st Michel 1
Étape au Mont-Saint-Michel
- « J’étais hier au Mont-Saint-Michel. Ici, il faudrait entasser
- les superlatifs d’admiration,comme les hommes ont entassé
- les édifices sur les rochers et comme la nature a entassé
- les rochers sur les édifices.
- Mais j’aime mieux commencer platement par te dire,
- mon Adèle, que j’y ai fait un affreux déjeuner. Une vieille
- aubergiste bistre a trouvé moyen de me faire manger
- du poisson pourri au milieu de la mer. Et puis, comme
- on est sur la lisière de la Bretagne et de la Normandie,
- la malpropreté y est horrible,composée qu’elle est
- de la crasse normande et de la saleté bretonne qui
- se superposent à ce précieux point d’intersection.
- Croisement des races ou des crasses, comme tu voudras.
- J’ai visité en détail et avec soin le château, l’église,
- l’abbaye, les cloîtres.C’est une dévastation turque.
- Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme et
- de fétide qu’on appelle une prison, installée dans cette
- magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier au
- quatorzième siècle. Un crapaud dans un reliquaire.
- Quand donc comprendra-t-on en France la sainteté
- des monuments ?
- À l’extérieur, le Mont-Saint-Michel apparaît, de huit lieues
- en terre et de quinze en mer,comme une chose sublime,
- une pyramide merveilleuse dont chaque assise est un rocher
- énorme façonné par l’océan ou un haut habitacle sculpté par
- le moyen-âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt
- un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer
- comme le Ténériffe.
- À l’intérieur, le Mont-Saint-Michel est misérable.
- Un gendarme est à la porte,assis sur le gros canon rouillé
- pris aux anglais par les mémorables défenseurs du château.
- Il y avait un second canon de même origine. On l’a laissé
- bêtement s’enliser dans les fanges de la poterne. On monte.
- C’est un village immonde où l’on ne rencontre que des paysans
- sournois, des soldats ennuyés et un aumônier tel quel.
- Dans le château, tout est bruit de verrous, bruit de métiers,
- des ombres qui gardent des ombres qui travaillent
- (pour gagner vingt-cinq sous par semaine), des spectres
- en guenilles qui se meuvent dans des pénombres blafardes
- sous les vieux arceaux des moines, l’admirable salle
- des chevaliers devenue atelier où l’on regarde par une lucarne
- s’agiter des hommes hideux et gris qui ont l’air d’araignées
- énormes, la nef romane changée en réfectoire infect,
- le charmant cloître à ogives si délicates transformé
- en promenoir sordide, partout l’art du quinzième siècle
- insulté par l’eustache sauvage du voleur, partout la double
- dégradation de l’homme et du monument combinées
- ensemble et se multipliant l’une par l’autre.
- Voilà le Mont-Saint-Michel maintenant.
- Pour couronner le tout, au faîte de la pyramide, à la place où
- resplendissait la statue colossale dorée de l’archange, on voit
- se tourmenter quatre bâtons noirs. C’est le télégraphe.
- Là où s’était posée une pensée du ciel, le misérable tortillement
- des affaires de ce monde ! C’est triste.
- Je suis monté sur ce télégraphe qui s’agitait fort en ce moment.
- Le bruit courait dans l’île qu’il annonçait au loin des choses sinistres.
- On ne savait quoi. (Je l’ai su à Avranches.
- C’était le nouveau meurtre essayé sur le roi.)
- Arrivé sur la plate-forme, l’homme d’en bas qui tirait les ficelles
- m’a crié de ne pas me laisser toucher par les antennes de la machine,
- que le moindre contact me jetterait infailliblement dans la mer.
- La chute serait rude,plus de cinq cents pieds. C’est un fâcheux
- voisin qu’un télégraphe sur cette plate-forme qui est tort étroite,
- et n’a pour garde-fou qu’une barre de fer à hauteur d’appui, de deux
- côtés seulement pour ne pas gêner le mouvement de la machine.
- Il faisait grand vent.
- J’ai jeté mon chapeau dans la cabine de l’homme, je me suis
- cramponné à l’échelle,et j’ai oublié les contorsions du télégraphe
- au-dessus de ma tête en regardant l’admirable horizon qui entoure
- le Mont-Saint-Michel de sa circonférence où la mer se soude à
- la verdure et la verdure aux grèves.
- La mer montait en ce moment-là. Au-dessous de moi, à travers
- les barreaux d’un de ces cachots qu’ils appellent les loges, je voyais
- pendre les jambes d’un prisonnier qui, tourné vers la Bretagne,
- chantait mélancoliquement une chanson bretonne que
- la rafale emportait en Normandie. Et puis il y avait aussi au-dessous
- de moi un autre chanteur qui était libre, celui-là. C’était un oiseau.
- Moi, immobile au-dessus,je me demandais ce que les barreaux
- de l’un devaient dire aux ailes de l’autre.
- Tout ceci était coupé par le cri aigre des poulies du télégraphe
- transmettant la dépêche de M. le ministre de l’intérieur
- à MM. les préfets et sous-préfets.
- Il n’y a plus de prisonniers politiques maintenant au Mont-Saint-Michel.
- Quand n’y aura-t-il plus de prisonniers du tout ! »
15 La chanson du spectre - poème de Victor Hugo - musique S. Berger - Arr L. Michel
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